· L’extraordinaire restriction des libertés que constitue le confinement et l’arrêt de toutes les activités fait prendre conscience par la peur de la gravité de l’enjeu. On ne saurait que recommander un usage modéré de ce stratagème. Toute l’histoire de l’humanité nous rappelle que la peur est mauvaise conseillère et qu’elle peut facilement déborder ses propagateurs. Dans ce registre on notera d’ailleurs les excès habituels des démagogues qui en réclament toujours plus. Mais, dans une démocratie, peut-on contraindre durablement les citoyens à rester chez eux et à renoncer à la première des libertés, celle d’aller et venir ? En utilisant la force ?
· L’importance prise par les experts traduit sans doute la dévalorisation regrettable de la parole publique. S’en remettre à eux et leur permettre une expression propre, l’accroît dangereusement. Ils seront vite divisés sur le diagnostic et les remèdes ; ils seront vite dépassés par le rôle de co-responsables qu’on veut leur faire jouer. Leur avis doit être pris en compte parmi d’autres considérations. Il en va de la santé comme du reste. La responsabilité des dirigeants est souvent écrasante. Elle doit être assumée et ne peut, en fait, être partagée qu’avec les citoyens directement.
· La garantie collective ne doit pas exclure la responsabilité individuelle. Au slogan « l’Etat paiera » que certains Européens ont très vite lancé, s’est opposée une conception vraisemblablement plus résiliente, associant la collectivité et les individus dans la sauvegarde de l’économie, des échanges et de notre modèle. La déresponsabilisation des citoyens, l’abus du droit de retrait ou du principe de précaution doivent être évités à tout prix sous peine d’une crise qui engendrera plus de dégâts sociaux encore. S’il est essentiel de protéger les plus exposés, les plus fragiles et les plus vulnérables, les autres doivent accepter leur part de risque. Souvenons-nous toujours qu’une des promesses – non tenue – des totalitarismes a toujours été le maternage comme réducteur du risque, l’abandon de la responsabilité individuelle au nom de l’intérêt collectif. Nous en connaissons l’issue : la ruine sans libertés.
· Nous vivons un siècle d’émotions. Peut-être en manquons-nous et saisissons-nous toutes les occasions pour vibrer ensemble pour une cause partagée. Ce sont toujours des moments d’enthousiasme. Il faudra pourtant se méfier des excès qui obscurcissent le jugement. A chaque catastrophe, les citoyens s’enflamment pour célébrer le courage de ceux qui sont en première ligne. Après la vague d’attentats de 2015 et 2016, nos héros étaient les forces de l’ordre ; après l’incendie de Notre Dame, c’étaient les pompiers ; ce sont souvent nos militaires ; aujourd’hui c’est le corps médical. Ces institutions emploient des personnes exceptionnelles de compétence, de courage, d’abnégation et de qualités humaines. Faut-il des catastrophes pour s’en rendre compte et leur rendre hommage ? Nos vieilles démocraties, qu’on dit trop souvent fatiguées, sont animées de personnes dévouées, admirables, engagées en faveur de l’intérêt général, et souvent prêtes à tout pour venir en aide à leur prochain. L’émotion d’un instant ne doit pas le faire oublier et masquer la nécessité de se penser en tous temps membre et acteur d’une vraie communauté de valeurs partagées.
· Les valeurs, comme les virus, n’ont pas de passeport. Les Etats européens, comme tous les autres, ont voulu rassurer leurs citoyens en fermant leurs frontières. Cette crise va démontrer qu’ils avaient tort et que cela ne les a protégés de rien, même pas de leur égoïsme ! Ce mauvais réflexe est contraire aux règles et à l’esprit de l’Union européenne. Le repli nationaliste, opportunité rêvée des démagogues, menace la construction européenne. Les Européens auraient dû élaborer une réponse concertée face au virus : confinement ou pas, partage et mise en commun de tests et de masques, etc. Tant qu’ils ne le feront pas, les mesures qu’ils prendront seront imparfaites. Confiner la population ici, mais pas chez le voisin, préférer l’immunité collective là et attaquer de front le virus ailleurs, sont des errements qui dénotent à la fois la difficulté de la tâche des gouvernants et leur désarroi. On savait que la solidarité entre Européens avait régressé, on ne mesurait pas à quel point ! Il leur faudra un geste fort pour redonner confiance et espoir à leurs concitoyens : Pourquoi pas un Conseil européen in vivo ce 26 mars, avec présence physique des chefs d’Etat et de gouvernement, plutôt qu’un exercice peu glorieux et vraisemblablement peu conclusif de visioconférence ? Cela permettrait d’abandonner l’énorme machinerie diplomatico-technocratique qui accompagne désormais ces Conseils et d’enfin donner l’occasion aux dirigeants européens de se concerter personnellement et de décider politiquement ensemble. Ce serait un beau symbole alors qu’aux murs, aux clôtures et aux barbelés qui se multiplient sur la planète on nous demande maintenant d’ajouter des barrières entre les êtres.
· Cette leçon vaut aussi pour le G7. Que le président américain ait d’ores et déjà décidé de ne pas accueillir physiquement ses homologues au mois de juin prochain, montre combien les Etats-Unis ont renoncé à leur leadership et le peu de cas qu’ils font de la coopération internationale. Or, sans elle, il y a peu de chances de gagner la bataille contre le virus en provenance de Chine. Les frontières vont se rouvrir et les échanges reprendre car ils sont vitaux pour nos peuples. En outre, le virus frappera aussi les pays les plus pauvres. Seul un véritable effort mondial concerté permettra donc de l’éradiquer par une coordination des mesures d’endiguement, le partage des médicaments et la mutualisation des ressources médicales. L’Europe pourrait en prendre l’initiative. Ce serait conforme à son intérêt et à ses valeurs.
· L’histoire de nos pays est rythmée de choix fatidiques de nos dirigeants, analysés rétrospectivement sans complaisance. L’ampleur de la crise économique et financière, désormais inéluctable, dépend des décisions qu’ils vont prendre dans les jours à venir. Tôt ou tard, il faudra recommencer à travailler et payer l’addition de l’arrêt brutal de la production. Au slogan « Restez chez vous » devra se substituer le mot d’ordre « Retroussons nos manches » et associer tous les acteurs au redressement de l’économie européenne, qui ne dépend pas seulement de la Banque centrale, du Conseil européen ou de la Commission. Les conditions dans lesquelles nous pourrons recommencer à travailler ne doivent pas être décidées dans la même confusion que celles dans lesquelles nous en avons été privés. Elles doivent être concertées, au moins à l’échelle du continent et, si possible, au-delà. Les mesures d’accompagnement et les plans de relance doivent s’additionner et non se concurrencer. Cette fois-ci il va vraiment falloir se serrer les coudes.