Cela avait plutôt mal commencé.
Dans sa marche vers le pouvoir suprême en France, pour conquérir la famille gaulliste, Jacques Chirac rassembla les souverainistes français qui, depuis toujours, cultivent un vrai nationalisme, dénonçant (6 décembre 1978) les pro-Européens comme « le parti de l’étranger ». Il put ainsi vaincre la droite européenne en faisant élire François Mitterrand, puis, s’appuyant sur elle, remporter l’élection présidentielle en 1995. Au cours de ce long parcours vers les sommets, au fur et à mesure des responsabilités exercées, Chirac n’a pu faire autrement que de se muer en Européen de raison. En cela, il incarna bien l’évolution d’une partie des Français.
Il n’avait pas la foi, mais il se rallia à l’intégration européenne. Son goût pour les relations internationales et sa connaissance des grands acteurs mondiaux qu’il rencontra inlassablement, l’ont peu à peu convaincu de la pertinence du projet européen. Sa détestation de la guerre, son respect pour les cultures étrangères, l’ont poussé, comme tous les présidents français de la Véme République, à confirmer l’engagement européen de la France, qui reste le plus important de sa diplomatie. Il a soutenu l’adoption par référendum du Traité de Maastricht qui divisait son mouvement politique et c’est Helmut Kohl qui sut le convaincre.
Un moment agacé par certains aspects bien « rituels » de la relation franco-allemande, Jacques Chirac tira les leçons du sommet de Nice (décembre 2000), qui, du fait de la mésentente entre la France et l’Allemagne, consacra dans un traité conclu sous sa présidence, le recul des positions françaises en Europe. Il inventa alors, autour d’une bière et d’un bon repas, les rencontres de « Blaesheim », permettant aux deux partenaires de préparer les travaux européens en élaborant en amont des positions communes. Enfin, en réponse à Joshka Fischer, ministre allemand des Affaires étrangères, qui appelait à une « Fédération européenne », il proposa au Bundestag le 27 juin 2000 une « refondation institutionnelle » de l’Europe devant conduire à l’adoption d’une « Constitution européenne ». On sait ce qu’il en advint lorsqu’une fois de plus la France rejeta le projet qu’elle avait elle-même lancé, comme cela avait été le cas en 1954 pour la Communauté européenne de Défense.
Jacques Chirac a ainsi parfaitement incarné une France européenne incertaine et hésitante, longtemps perturbée, dérangée par la construction européenne, divisée sur sa forme ultime, mais pour autant toujours engagée dans ses évolutions, parce qu’il y va de ses intérêts nationaux. Peu familier des institutions communes, que les Français n’aiment pas car ils disposent déjà d’un Etat fort, Jacques Chirac pensa aussi l’Europe au-delà de la dimension communautaire. On lui reconnaît à juste titre de s’être opposé à la seconde guerre en Irak, dont il avait anticipé l’issue et les conséquences. On se félicite des dialogues qu’il a entretenus avec les peuples et leurs dirigeants sur tous les continents et plus spécialement en Afrique ou en Asie. Il a honoré l’Europe et les Français se sont identifiés à cet aspect de son action.
Pour eux, en effet, l’Europe porte un message d’universalité, qui prône la paix et la coopération entre les peuples, le respect des droits de l’Homme, le multilatéralisme aujourd’hui en harmonie avec la cause environnementale. Son histoire, ses expériences, ses succès économiques et commerciaux l’autorisent à peser davantage dans les relations internationales. Elle ne doit pas se résigner à laisser la conduite du monde aux seuls rapports de force, voire aux nationalistes, aux autocrates ou aux dictateurs. Elle ne saurait abdiquer devant le cynisme de la Realpolitik. Elle est en cela fidèle à son essence même, son message de réconciliation et son modèle de société, qui allie de manière si originale droit, culture et solidarités. Pour ces raisons, et quelles que soient ses alliances, l’Europe ne peut renoncer à son indépendance de jugement et d’action. Elle doit d’ailleurs tout mettre en œuvre pour la reconquérir et davantage se penser en puissance. C’est, depuis l’origine, le souhait insatisfait de la France et Jacques Chirac l’a un moment incarné. L’actualité récente légitime une fois de plus cette attente.
Confrontée à des défis scientifiques, éthiques, économiques, sociaux, environnementaux, sanitaires, humanitaires… la communauté internationale s’efforce avec beaucoup de difficultés, d’y répondre par des actions collectives, qui ne sauraient être à la mesure d’un seul Etat, fut-il le plus riche et le plus puissant. Et la vieille politique internationale voudrait brouiller cette quête d’efficacité avec les réflexes désuets de nationalismes archaïques ? A l’ONU, on parle avenir des océans, réchauffement climatique, réfugiés, urbanisation, éducation ou condition de la femme et certains ne voudraient parler que de l’Iran, de la Chine ou de la Russie ! L’Europe a, depuis longtemps, dépassé cet état primaire du nationalisme le plus inefficace.
Et oui, de ce point de vue-là, Jacques Chirac fut bien Français et bien Européen ! En Europe, il lui manquait la fibre, mais il avait les codes. Pour l’Union européenne, ses institutions, ses traités, il n’éprouva aucune passion, mais il acquit la conviction de leur nécessité et reconnut leurs réussites. « Mesurons avec fierté le chemin parcouru » déclara-t-il devant le Parlement européen le 14 décembre 1999. Il renvoya aux extrêmes les eurosceptiques français, cantonna les extrémismes à l’indignité et finit son mandat respecté de ses collègues chefs d’Etat et de gouvernement européens, comme il le fut de ses compatriotes, qui ne l’avaient pourtant jamais vraiment porté aux nues.
Il incarna bien les Français, ces cartésiens si fiers aux raisonnements brillants, amoureux incandescents des débats institutionnels, persuadés de leur singularité, passionnés de leurs propres divisions, sceptiques un peu cyniques adorant se complaire dans la critique facile d’une construction européenne imparfaite et inachevée. Mais il apporta à l’Europe, outre sa distinction naturelle et un incomparable charisme, un vrai pragmatisme et une vision acérée des relations internationales. Sur la scène européenne, il jouit ainsi d’une aura bien supérieure à ses réussites de politique intérieure. Pendant que les sociaux-démocrates allemands réformaient douloureusement, la France continuait en effet à dépenser sans compter. Elle paiera longtemps ce laxisme et cet immobilisme et s’efforce depuis, de les corriger pour rester un partenaire européen crédible.
En fait, tout cela définit assez bien ce que fut longtemps la politique européenne de la France - entre Cochin et Constitution, entre engagement et désillusion - désormais retournée à une phase plus enthousiaste. Jacques Chirac n’était pas de la filiation des grands Français européens, Robert Schuman, Valery Giscard d’Estaing ou François Mitterrand. Mais il a su préserver et parfois endosser leur héritage, permettant ainsi à leurs descendants de reprendre le flambeau.