Le 9 mai 1950, Robert Schuman offrait à l'Europe les voies de la paix et de la prospérité, au prix de ce qu'on appelerait aujourd'hui une "rupture stratégique".
Unir le "continent des guerres" semblait impossible. Lui offrir la perspective de s'unifier était un rêve audacieux.
60 ans plus tard, grâce à une bonne gestion de cet héritage, les résultats ont dépassé tous les espoirs. L'Union européenne est une réalité bien tangible, unique au monde, qui encadre la conduite de 27 Etats membres, dispose de ses propres institutions et d'un droit spécifique.
Certes, elle est fort critiquée et l'on comprend pourquoi : les 27 représentent la première zone de création de richesses du monde, le premier investisseur à l'extérieur, le plus grand marché de consommation; en 10 ans sa monnaie s'est hissée au rang de la seconde devise mondiale. Sa qualité de vie est enviée partout, son modèle copié. L'Europe a donc beaucoup de rivaux alors qu'elle ne se reconnait pas d'ennemis.
En fait elle n'en a qu'un : elle-même. Elle est saisie de doutes face à la dernière marche de son long cheminement, celui de l'union politique, qui nécessite de nouveaux transferts de souveraineté dans les domaines les plus réservés aux Etats.
Elle a cru un temps pouvoir s'épargner ce nouvel effort et continuer ainsi, sa sécurité longtemps assurée par son allié américain, sa nouvelle monnaie la protégeant de l'extérieur et lui évitant une vraie discipline intérieure. Le grand marché est ainsi quasiment réalisé mais les Etats ne veulent abandonner ni leur fiscalité, ni leurs droits sociaux, ni leurs spécificités juridiques à des institutions non élues directement, pour lesquelles la norme est le seul glaive; l'euro est bien là mais ils ne veulent pas partager la gouvernance de leurs économies. Cela s'appelle faire les choses à moitié.
Aussi, quand survient une de ces crises soudaines, née du développement imprévisible de tous les continents, les premiers gestes sont de se replier sous le parapluie des Etats, confortables bailleurs des crédits indispensables, gardiens jaloux des identités nationales. Les extrêmistes entrent dans les parlements, les opinions se drapent de frissons identitaires, les immigrés deviennent suspects...
Point de véritable sursaut politique, proposant une intégration plus rapide de nos économies, un geste "hardi" comme Schuman le qualifiait.
Pourtant la nécessité fait souvent loi. La Grèce ne devait pas être secourue, elle l'est. Et d'autres avancées encore seront bientôt dictées par les circonstances : nos militaires, nos policiers et nos juges veulent coopérer davantage pour lutter contre les nouvelles menaces. Nos citoyens veulent les mêmes règles civiles, de succession, de mariage, de garde d'enfants. L'armée européenne existera un jour; on peut rêver, dans un lointain avenir, être jugé de la même manière dans tous les Etats membres; on pourra aussi suivre ses études dans le pays européen de son choix et le formidable potentiel de créativité de l'Europe, appuyé sur des siècles d'expérience, nous fera retrouver durablement la croissance et le plein emploi.
Encore faut-il que l'Europe unie, plus hétérogène en apparence, mais en fait si unique et si rassemblée à l'échelle du monde, se réveille et s'ébroue.
Le choix lui appartient: où les circonstances font office de contrainte, mais dans la douleur, la contestation, voire les troubles et les crises politiques répétées, où quelques uns montrent la voie, avec audace, beaucoup de courage, et proposent une relance de l'intégration européenne, une nouvelle rupture avec le lourd sommeil dans lequel l'Union s'assoupit, en posant des gestes qui ne relèvent plus de l'héritage mais de l'invention.
Beaucoup serait alors possible à l'Europe.
Peut-être suffirait-il pour calmer les menaces présentes, d'accepter d'élaborer nos budgets nationaux ensemble avant que de les voter dans nos parlements, de rendre public un calendrier de convergence de nos fiscalités, d'unifier immédiatement notre représentation dans les enceintes économiques internationales, d'accroitre les prérogatives de la Banque centrale européenne?
Mais pour convaincre de notre détermination à aller jusqu'au bout de l'unification européenne, il faudra vraisemblablement fixer des objectifs plus ambitieux et les mettre en oeuvre avec la même modestie que celle dont ont fait preuve les Pères de l'Europe pour changer le cours de l'histoire avec le charbon et l'acier.
Réaliser, par exemple, cette indispensable Europe de la défense, en créant très vite des formations militaires opérationnelles communes, appuyées sur une industrie protégée par la préférence, ouvrirait la voie à une vraie diplomatie européenne, chargée de défendre et promouvoir notre modèle avec les mêmes outils que ceux des Etats-continents qui dominent le 21ème siècle.
Tout les Etats d'Europe ne seront pas d'accord; comme d'habitude et qu'importe! Ceux qui prendront ces initiatives seront bientôt rejoints par les autres; comme d'habitude. Ils seront soutenus par leurs peuples, comme d'habitude; parce que les Européens cherchent de nouvelles raisons d'espérer, voire de s'enthousiasmer. La détermination de quelques uns suffirait à réveiller l'Europe. On pense, bien sûr à l'Allemagne et la France...
Car personne n'imagine que la construction communautaire soit défaite et que soixante ans d'efforts soient réduits en fumée par de simples vents contraires. Cela constituerait une telle régression qu'après être revenue dans l'histoire, l'Europe en sortirait définitivement, divisée entre Etats qui ne font plus le poids tout seuls.
Il faut donc à l'Europe un nouvel élan. Soixante ans après la déclaration Schuman, l'Europe a beaucoup changé, le monde aussi. Mais l'inspiration et la méthode restent, au fond, les mêmes: Partager volontairement la souveraineté pour ne pas la perdre par la contrainte, additionner les identités plutôt que de les opposer, se hisser à la dimension des acteurs mondiaux au sein desquels l'union fait toujours la force.
Il reste à faire preuve de beaucoup de courage et d'abnégation. C'est la définition immuable de la volonté politique.