Le couple franco-allemand, au-delà des symboles, par Joachim Bitterlich et Jean-Dominique Giuliani
Article paru dans le journal Le Monde daté du 10 novembre 2009
A l'approche du vingtième anniversaire de la chute du mur de Berlin, bruissent de nouvelles rumeurs d'une "forte" initiative commune franco-allemande. Le président français et la chancelière réélue souhaiteront certainement faire taire ceux qui parlent d'une "non-relation" ou d'un "rêve futur", en relançant durablement le fameux couple au coeur de l'Europe. Leur présence, ensemble, aux cérémonies françaises du 11-Novembre est un symbole dont il ne faut pas sous-estimer la portée.
Mais qu'est-ce que nos deux pays ont à apporter aux graves défis politiques, économiques et sociaux actuels et vont-ils le faire ensemble ? Les enjeux sont considérables. L'Allemagne et la France sont les deux premières puissances économiques du continent européen (1,5 fois le produit intérieur brut chinois). Elles incarnent un certain modèle de développement économique et social - l'économie sociale de marché - envié jusqu'en Asie. Nos deux Etats pèsent de même sur la scène internationale. Ils ne peuvent pas accepter que se décident sans eux les futurs piliers des relations internationales, en matière économique, financière, monétaire, politique et de sécurité. C'est à l'Allemagne et la France de défendre et de promouvoir ce modèle européen.
La concertation entre nos deux pays a déjà atteint un niveau de confiance et de consultation inégalé dans le monde. Un traité existe avec des règles et des procédures. Mais des pratiques et des réflexes devraient davantage nous conduire, à chaque décision majeure, à nous concerter. La France et l'Allemagne doivent donc, avant tout, concevoir le renforcement de leur alliance sur un strict plan bilatéral, même si elle bénéficie naturellement à la construction européenne.
Pour quelques domaines d'action prioritaires, l'entente franco-allemande doit être préalable, profonde et durable. Une fois un objectif défini, aucun des deux partenaires ne devrait pouvoir s'exprimer seul, sans l'accord de l'autre, voire parfois le faire en son nom. Cela peut être généralisé en invitant toutes les institutions de nos pays, dans le respect de leur indépendance et de leur spécificité constitutionnelle, à dialoguer et à se concerter. Il faut approfondir une relation, parfois trop perçue à tort comme mécanique, et mieux connaître un partenaire qui, au fond, ne demande que cela.
Notre histoire commune est remplie de symboles : Schuman-Adenauer, de Gaulle-Adenauer, Giscard et Schmidt, Mitterrand et Kohl... Le risque existe d'en ajouter sans contenu réel, et il faut mettre en garde contre des gestes qui ne seraient pas suivis d'effets concrets. Certains prônent, par exemple, de remplacer nos ambassades à Berlin et à Paris par des représentations permanentes dirigées à terme par un ministre qui participerait aux délibérations du gouvernement du partenaire et serait placé aux côtés de la chancelière et du président français. Par ailleurs, il est évident que des décisions économiques, financières et budgétaires concertées, voire communes, sont un outil indispensable pour assurer le futur de nos pays. C'est évident en matière énergétique.
Rapprocher nos outils diplomatiques en vue de prises de position communes devient une nécessité pour peser davantage. La France pourrait, dès aujourd'hui, décider de ne jamais voter au Conseil de sécurité de l'ONU sans une concertation préalable avec son partenaire allemand, premier pas vers une voix unique européenne. Nous pourrions, en outre, partager des locaux diplomatiques et consulaires sans remettre en cause notre capacité d'agir seuls mais en poussant naturellement à des positions et démarches communes. Sur des sujets majeurs comme l'économie, le futur de nos industries, la prolifération, le terrorisme, la prévention des conflits, les droits de l'homme, le réchauffement climatique, l'aide au développement, la voix franco-allemande pourrait ainsi devenir déterminante.
Pour la défense, la voie est toute tracée. Seuls nos deux pays peuvent jeter les bases d'une industrie de défense plus forte, procéder à des achats et des investissements communs. Il en va de la crédibilité et de l'autonomie de la défense européenne, mais aussi de l'avenir de nos industries les plus avancées, et donc de notre souveraineté technologique. Sur le plan opérationnel, partager nos équipements logistiques jusque sur le terrain des conflits, mettre nos troupes sous des commandements communs pour des opérations ponctuelles doit être systématisé.
D'autres domaines pourraient être évoqués, mais il serait prudent de s'en tenir déjà à quelques-uns en annonçant des objectifs communs, puis en organisant une concertation systématique à tous les niveaux. Cela traduirait une volonté, un engagement, mais aussi l'existence d'intérêts communs assumés devant l'opinion. Cela nous permettrait certainement de les satisfaire beaucoup mieux. Et, en acceptant de les partager avec d'autres, de relancer le projet européen.
Joachim Bitterlich est ancien conseiller diplomatique et à la sécurité du chancelier Helmut Kohl, vice-président de Notre Europe ;
Jean-Dominique Giuliani est président de la Fondation Robert-Schuman.
Article paru dans l'édition du Monde du 10.11.09.